Sommaire numéro 61
Juillet 1980

Dossier spécial : La poésie corse (bilingue)
par Jacques Fusina

Textes de : Rinatu Coti, Ghjuan Ghjaseppiu Franchi, Dumenicantone Geronimi, Ghjuan Teramu Rocchi, Ghjacumu Thiers, Saveriu Valentini et Ghjacumu Fusina.
Hors dossier : Voix et voies et Propos de Lavaur
quatre pages extraites de Le Cri Originel de Jean-Claude Ottavi auteur corse de langue française

 

Extraits de la revue


voix et voies (PROPOS)

par Michel-François Lavaur

(extraits)

Je me dois, à mon tour, d'adresser un salut cordial à Ghjacumu qui à réuni pour nous ce dossier sur la poésie corse.
TRACES 58 : 13 poètes marocains (épuisé); TRACES 60 : jeune poésie algérienne; TRACES 6l : poésie corse.
Ces trois livraisons ne veulent pas signifier que nos cahiers sont uniquement désormais consacrés à une défense et illustration des langues minoritaires. (Minoritaire ne connote pas seulement une infériorit é numérique. Ce n'est même, je pense, rarement le cas, sauf pour quelques noyaux de déportés, réfugiés, exilés sur une terre étrangère. C'est surtout une réalitéé conomique, politique. Peut-être dite minoritaire celle pratiquée quotidiennement par toute une population laborieuse et soumise au pouvoir d'une classe, une religion, une ethnie, une culture, des profits autres.

Bien qu’il soit certain que, dans les siècles passés, des artistes, poètes -ont réalisé des œuvres d'une célébrité méritée dans le "micro-climat" courtisan des palais et des temples, il me paraît évident que la place du poète n'est pas dans les allées du Pouvoir, ce dernier fut-il l'aboutissement de ses choix politiques et de son engagement militant ( La poésie est non conformiste voire révolutionnaire; le Pouvoir est conformiste et censure faites forces. C’est un sine qua non inéluctable ).

Delà mon goût pour la poésie qui s’exprime par le truchement de l'occitan, le breton, le corse etc. Cela vient aussi, assurément, du fait que je suis issu d'un peuple d’artisans et de cultivateurs occitans , depuis Cro-Magnon ai-je coutume de dire sans souci de la chronologie.

II y aura donc encore des dossiers publiés par TRACES confiés à un rédacteur compétent, sur cette poésie des langues populaires. Il n’y aura pas que cela. Je souhaiterais - si les augmentations, répétées et coercitives, des tarifs de La Poste ne m'obligent pas à modifier ma stratégie, en variant le format ou la périodicité , publier deux dossiers à thème par an ; un numéro consacré à un auteur affirme (cf. Traces 62 : spécial Dagadès) autour d'un inédit, ou présentant un auteur nouveau.

(Publier, le premier, un Keineg ou Serreau, Chadeuil, une Barny , Dorrière, Momeux, Basse, Caradec...; révéler Lelubre, Chatard, Prin, Dagadès, Sacré , Delpastre, Laroche, Spéranza... et s’en faire une joie et un honneur, c'est une bête vanité mais ça demeure une des motivations profondes, et j'y persiste.)

Le quatrième numéro de l'année serait une manière d'anthologie, non point de textes connus et reconnus, mais de la poésie qui se fait.

Les suppléments, comme celui qui accompagne la présente livraison, me permettent de faire lire -quand le numéro sur un thème limitatif ne me laisse pas de place dans le cahier lui-même- les nombreux poèmes que je reçois de divers horizons.
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Au tournant de sa propre conscience...
La poésie corse par Jacques Fusina

Que la littérature corse commence ou non avec S. VIALLE (I787-I86I) par ces onze strophes dites « A Sirinata di Scappinu » en langue du pays et insérées dans un ensemble versifié en italien, la « Dionomacchia », n'est sans doute pas aujourd'hui une question fondamentale.

De vieille souche latine, et fortement influencée par une histoire pour le moins perturbée, il était normal que la langue corse se dégageât difficilement de l’emprise de l'italien d'abord (au moins du toscan de Dante), de l'omnipotent .français ensuite. Elle a su préserver sa spécificité, et c'est l’essentiel. Elle se renouvelle et se bat aujourd'hui pour un officiel droit de cité: c’est bien la preuve qu1 elle entend vivre et regarder avertir avec espoir.

Ce qui fait sans aucun doute son originalité majeure, c'est son fonds oral : il s'appuie en effet sur le caractère d'un peuple qui a dû résister farouchement à toutes les invasions; et cette langue bénéficiant du relief tourmenté des « pievi » de l'intérieur de l'île, est restée très vivace, même si elle s'est considérablement abâtardie dans la période moderne de son histoire, mais c’est là une loi commune en linguistique... C'est d'ailleurs l’entrée en masse, dans les années 60, des allogènes, qui a été à 1!origine de cette prise de conscience, aujourd'hui très sensible dans tous les milieux, de la reconnaissance et de la sauvegarde du patrimoine culturel. Le bouillonnement, d'abord écologique, puis plus politiquement marqué, et jusqu'aux affrontements récents, n'a jamais laissé indifférents les intellectuels qui ont tenu justement à intégrer dès le début la revendication culturelle à la politique. Ainsi, une poignée de militants, autour des diverses organisations de lutte, dans l’île et dans la « diaspora » ont pris en charge la défense de la langue et son illustration, pratique et littéraire, par une création vivante et actualisée.
Ces militants d'aujourd'hui n’ignorent rien des figures de proue de la littérature d'hier. Ils savent ce qu’ils doivent aux pionniers du siècle dernier qui produisirent et firent connaître les fleurons de la corse naissante par des revues de grand intérêt qui ont ouvert notre anthologie.

Quelques textes, parmi les plus beaux, ont été périodiquement repris et amplifiés, par la musique et la chanson, et il faut insister sur le rôle que le disque a joué ( et continuera de jouer ) dans cette pénétration populaire de la poésie: il a sans doute constitué, malgré les inévitables fausses notes, un lien privilégié entre ce public, ouvert mais d'essence élitiste, qui était celui des lecteurs des revues littéraires du début du siècle (et même avant) et ce public plus jeune, plus mêlé, plus avide de connaître et de savoir, plus enthousiaste, qui lit le corse aujourd’hui. Car, même si l'adhésion de masse n’est point encore réussie (mais dans quel pays l’est-elle ? ), même si les difficultés .de la lecture nécessitent un apprentissage, même si les moyens scolaires et audio-visuels sont loin d'être ce qu'on en aurait pu attendre, même si des querelles d'individus ou de considérations théoriques vieillottes entravent parfois le développement des idées et leur réalisation, il n’en reste pas moins vrai que la production en langue corse ( livres scolaires, méthodes d' apprentissage, pages spécialisées de journaux ou: de magazines, revues strictement littéraires, disques. de poésie ou des chansons...) se vend et se vend bien , parce qu’elle représente un besoin réel de l’individu corse d'aujourd'hui
Les militants d’aujourd’hui n'ignorent rien de ce passé culturel lointain ou plus proche, qui éclaire et justifie leur action présente. Mais ils savent aussi que la littérature corse doit être capable de prendre ce tournant essentiel de toute littérature moderne, si elle veut survivre et devenir majeure. Il lui faudra pour cela définir son champ d'action, ses, outils, ses lignes de force. Il lui faudra rechercher des voies théoriques et se pourvoir des instruments d’une critique scientifique adaptée qui lui - ont longtemps fait défaut. Il lui faudra accepter, résolument, de sortir d'un folklore, parfois éculé, replié sur lui-même, pour emprunter les voies de pratiques plus dynamiques, pour tendre vers l'adéquation au monde d’aujourd'hui, sans renier quoi que ce soit d'une spécificité reconnue et acceptée sans complexe; en puisant au contraire dans l'authenticité d'une expression populaire et dans la justesse de son être.

Formuler ainsi des projets ou des ambitions suffit à signaler la difficulté de la démarche: c'est qu’il s’agit ici plus encore qu’ailleurs, de se méfier des exclusives qui prêtent facilement le flanc à tous les dogmatismes, (et on sait que la littérature moderne, dans ce domaine...) II s'agit également d'éviter les coupures brutales, avec une sensibilité et des formes qui ont été longtemps les seuls véhicules :on ne peut se permettre en Corse le luxe de chapelles d’idées qu' autorise la diversité et le nombre du public habituel des vieilles littératures.

Aussi, aucune voie n'est à négliger, et les groupes vocaux ou théâtraux peuvent témoigner avec brio de la permanence d'une tradition vocale et musicale, les moyens modernes du disque, de la radio, de la télévision peuvent aviver cette expression: des groupes comme GANTA U POPULU CORSU, stipulent des formations plus traditionnelles; des paroliers plus jeunes renouvellent quelque peu les thèmes et la manière; un duo de jeunes filles, les PATRIZIE, apportent une fraîcheur de voix et d'inspiration à laquelle nous n'étions pas habitués; quant au chanteur Antone CIOSI il a su adapter son répertoire en y introduisant un souffle nouveau de poésie et d'engagement et il gardera l'incontestable mérite d'avoir produit les premiers albums de poésie corse dite et chantée, dont il représente un atout de popularisation certain.
La jeune poésie tend à se démarquer des formes: figée d’expression et prend délibérément la voie de la recherche indispensable. Groupée pour l'essentiel autour de la revue RIGIRU, qui a publié une dizaine de numéros (trimestriels), elle représente une avant-garde, quoiqu'elle accueille toute production de qualité. Aucune école ne s'est véritablement créée et chaque poète garde son écriture et ses engagements individuels, mais le groupe, par des préoccupations communes, par de fréquentes rencontres, et grâce à une orthographe unifiée, œuvre solidement pour un renouveau de la langue et de la littérature corses dans une orientation populaire et moderne.
Jacques Fusina


Ghjuan Ghjaseppiu Franchi

 

A CAPRA

Stà capi ritta
A' la sulana
Quand'ella tira
la tramuntana :
Eccu la capra !

Colli sticchita
Vàà li salti
è pone dritti
i so tacchi alti
Signera capra !

Li trimileghja
palu è bargetta
quand'ella chjama
la so capretta :
Frizion de capra.

E' lu so gridu
longu e sfilatu
oghje rimbecca
lu me piccatu :
"Zitta la capra !"

"Malasciu à tè
chi ùn ai pussutu
in terra nostra
circati aiutu"
dice la capra !

Da Capi Corsu
à lu Pumonte
degna regina
di l'albu monte
veghja la capra !

(1974, in RIGIRU 6)

 

La chèvre

Elle dresse la tête
à la solane
lorsque se lève
la Tramontane :
voici la chèvre !

Le cou tendu
elle va par sauts
piquant tout droits
ses talons hauts
Madame la Chèvre !

On voit trembler
sa barbichette
lorsqu'elle appelle
sa chevrette :
Amours de chèvre !

Et ce cri
long et fêlé
Et le reproche
à mon péché :
"Tais-Toi, la chèvre !"

"Malheur à toi
Qui n!as pas su
en notre terre
trouver salut"
dit la chèvre.!

Du Cap Corse
à l'En-Delà
en souveraine
toujours là
veille là chèvre !

( Trad. de l'auteur )



Ghjacumu Fusina


Ci cupriamu di i vostri sogni
ind'i tempi di e filette
Sambughi pien di voci d'ocelli
e pruni in pettu
à di quand'o m'aricordu
U mare tandu
s'amparava da luntanu
da muntagna in dà
à soffiu persu
à volu d'ala
prima ch'ellu affacchessi
l'inguernu zitellinu
Ma forse tandu si vivia
Oghje quale hè chi a sa ?

 

Nous nous enveloppions de rêve
aux temps anciens de la fougère
et des sureaux bruissants d'oiseaux
J'ai des ronciers à la poitrine
du plus loin que je me souvienne
C'est que la mer
nous l'apprenions de loin
par-delà les montagnes
à corps perdu
à tire d'aile
juste avant
que ne nous prenne
l'hiver de ncs enfances
En ce temps-là
peut-être vivions-nous
Qui sait si aujourd'hui...



Rinatu COTI

 

Un iscrivu micca
Pà a lingua
Un iscrivu rricca
Pà a parola
Un iscrivu micca
pà a menti
Un iscrivu micca
pà a gloria
Iscrivu
pà a parsona
quidda di a
stracciatura
in u locu di l'amori

(17-09-1977)

 

Je n'écris pas
pour la langue
Je n'écris pas
pour la parole
Je n'écris pas
pour l'esprit
Je n'écris pas
pour la gloire
J'écris
pour 1'homme
celui de la déchirure
à l'endroit même de l'amour
(trad. Jacques Fusina)

Postface
(extrait)

Nous avons volontairement limité cette première vitrine bilingue de la nouvelle poésie corse à cette équipe des tout premiers collaborateurs de la revue RIGIRU.
Cette éclosion que F. Ettori appelle la génération de 70 (in Encyclopédie régionale corse, Chr. Bonneton, éd.) a eu une influence déterminante dans la mise en marche du mouvement culturel et elle de meure représentative. Il serait cependant injuste de ne point citer d’autres noms de poètes qui œuvrent et s'inscrivent à des titres divers dans ce contexte culturel du renouveau littéraire.
Ainsi F. Mattei , poète de la terre re trouvée, B. Dolovici, qui sait allier l'évocation de la vie traditionnelle à l'esprit militant ; Catherine Lefranchi-Beretti, fidèle aux souvenirs d'enfance, M. Acqua- Viva, poète du terroir authentique , G.G Albertini, à 1' engagement plus direct; R. Mutedo, au style plus classique, etc. D'autres qui collaborèrent plus tardivement à la revue RIGIRU mais dont l'apport est considérable : F. Scaglia, poète de l'exil, R . Grimaldi, poète traditionnel du paysage cher à la vie sauvage du berger, F. Pinelli , au vers plus libre, à l'orientation plus politique, P. Susini, au verbe haut et à l'image foisonnante, I. Battini, à l'émotion dominée etc.

 

 


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