Bibliographie

 

Genèse de Traces

Le creuset des origines

Lire Michel-François Lavaur, c’est reconnaître d’emblée l’écho de ses origines, qui en cercles concentriques l’a conduit à écouter le tumulte du monde : Aubiat, la Corrèze, le Limousin. Mais aussi :
le village maternel, la mère-nature, la langue maternelle.

Car enfin n’est-il pas mort une fois en 1941, à 5 ans, en même temps que sa mère, pour renaître avec la poésie, fée bleue de l’orphelin Pinocchio, qui lui a pris un jour la main pour ne plus la quitter ?

Sans doute son texte « Le chat neuf vies » murmure-t-il la chanson de ces « autres vies » qui eussent été possibles avec elle, l’absente, la manquante, la béance…


Saint-Martin-la-Méanne

Le village de Saint-Martin-la-Méanne, en Corrèze, 11 juillet 1935.

Marie et Antoine Lavaur accueillent leur premier et unique enfant dans le logis de la poste où Marie est receveuse. Celui qui se dit « facteur » de poèmes, l’amateur d’art postal, gardera toujours une sympathie pour les Postes et Télécommunications. Son père, Antoine, est débrouillard et habile de ses mains : mais d’un caractère peu souple, il supporte mal de travailler pour un patron. Pendant que son épouse fait bouillir l’essentiel de la marmite familiale, Antoine exerce mille métiers. Marie, comme on dit à l’époque, « sort » d’Aubiat, minuscule hameau de la commune d’Albussac, en basse-Corrèze.


Michel a là ses grands-parents, oncles et tantes maternels, tous travailleurs de la terre. Marie est la seule à avoir fait des études. En pleine guerre 1914-1918, son frère aîné Jean, mobilisé, demande aux parents de la laisser étudier : il a repéré la vivacité de l’écolière. Jean…mort au front à 20 ans. Son vœu sera respecté, et Marie quittera la ferme familiale.

C’est dans ce village, après le décès de Marie à 36 ans, que la tante Léontine recueille Michel, seulement âgé de 5 ans, pour l’élever avec sa fille, le temps qu’Antoine se remette. Léontine, sa marraine, première fée bleue sur le chemin de Michel. C’est à Aubiat qu’il reçoit le don de la langue limousine, de la vie à la campagne, de la proximité des animaux, de la vie de famille.

Même partageant le quotidien de son père qui s’est remarié avec une autre demoiselle des Postes (la deuxième fée bleue, celle qui lui permettra de faire des études), Michel est à toutes les vacances de retour à Aubiat…



Empreintes

Tout en suivant les affectations de sa belle-mère, à Servières-le-Château (Corrèze), Clairvivre (Dordogne), Vayrac (Lot), il accomplit ses études secondaires à l’école Bossuet, à Brive, tenue par des Jésuites : internat, rigueur…mais enseignement de qualité où il se découvre une attirance pour les lettres, les arts, la Préhistoire.


Un professeur de Bossuet, l’abbé Bouyssonnie, a découvert en 1908 la dépouille d’un homme de Néandertal, à la Chapelle-aux-Saints. Et pendant ses vacances à Vayrac, Michel adolescent suit un camarade passionné par les « traces » laissées par les premiers hommes : ils écument ensemble l’oppidum de Vayrac à la recherche de fossiles. Au moment de choisir le nom de sa revue, des souvenirs d’escapades sur les sentiers de la Préhistoire lui rappelleront que les hommes, depuis l’aube des temps ont laissé des traces de leur passage…

Les trompettes d’Aïda

La vocation de Michel, dès le départ, mêle la poésie et le dessin. A l’école primaire, il a une dizaine d’années, il écrit des contes. Au collège, il découvre les poètes : Rutebeuf, les troubadours…Il se met à écrire des sonnets (plus tard, arrivé en pays nantais, il se présentera devant Jean Laroche : « J’ai 400 sonnets faux. Pourriez-vous m’aider à en retenir 40 ? » Et Jean Laroche lui donnera des conseils)…

Aux Beaux-Arts de Bordeaux où il est étudiant, il participe à un atelier de typographie (1954).

L’idée d’une revue de poésie commence à germer : « Si on arrive à tirer à x exemplaires des pages avec des textes et des illustrations, je dois pouvoir faire une petite plaquette, ce sera le point de départ de ma revue… », se souvient-il en 2010.

Ecrire, mais aussi faire, façonner. Imprimer soi-même. En art, on montre, on fait des expositions, des catalogues : le poète ne souhaite pas rester seul en sa chambre : Michel est un être sociable, ouvert, qui va vers les autres. Une revue est le vecteur nécessaire de la création : « Mon idée n’était pas de publier mes poèmes tout seul, mais de publier d’autres poètes ».


Pour arrondir ses revenus d’étudiant qui sont maigres,
il est figurant au Grand Théâtre de Bordeaux.
Il écoute, observe. Aïda, les opérettes, Le Cid et Cyrano complètent sa culture.

Le concierge, complice de ces jeunes gens fauchés,
le laisse entrer dans le théâtre quand il ne figure pas. Installé dans les cintres, Michel croque les danseuses, dessine les entrechats. Il songe déjà à la diffusion orale du poème sur scène : ce seront les soirées « Feu Vert », bien plus tard, à Nantes.

 

« Traces » est née l’hiver 54. Faute de moyens, elle reste à l’état de projet. Il faudra quelques années pendant lesquelles Michel trace son propre chemin dans la vie.

Vers l’Ouest

D’autres trompettes, celles de son père, lui rappellent brutalement la réalité : les études sont trop coûteuses, il doit choisir un métier. Michel, qui aime transmettre, devient instituteur public.

Premier poste à Lusanger, en Loire-Atlantique. Quelle région différente…L’air marin qui s’enfonce loin vers les prairies de l’intérieur, les ciels immenses qui crèvent leurs averses quotidiennes…

Michel prend son poste de remplaçant quinze jours après la rentrée. La récitation en cours, laissée par son prédécesseur, est là, sur une feuille agrafée au mur : c’est « Odeur des pluies de mon enfance », de René-Guy Cadou. Le poète est mort en 1951. Comme lui, il était instituteur en Loire-Atlantique, et d’étranges échos se rencontrent : la mort de la mère, l’enfance, la mémoire, la confiance en l’humain malgré ses limites et sa sauvagerie…

Un jour de 1955, Michel prend le car pour Nantes : il lui faut une veste neuve pour être présentable aux conférences pédagogiques de Châteaubriant. Le vieux chauffeur, qui le connaît, l’interpelle :

  • Tu t’en vas où ?
  • Acheter une veste à Nantes.
  • Bah, t’embête pas, tu en trouveras une à Rennes…

Musardant dans les rues de la cité bretonne, Michel tombe en arrêt devant une vitrine : à côté d’un livre de Cadou, la revue « Sources ». Il y trouve des poètes qui lui plaisent : Claude Serreau, Charles Thomas (un prêtre-poète : surprenante découverte pour l’ancien élève de Bossuet…). A l’époque, Gilles Fournel est le directeur de Sources. La revue est imprimée par Sylvain Chiffoleau, grand ami nantais de Cadou dont il a aussi imprimé les premiers recueils. Mais les finances manquent à Fournel pour continuer, Michel qui a fait connaissance avec l’équipe se reprend à réfléchir : il lui faudrait un imprimeur qui accepte de lui faire seulement le tirage d’une couverture, et lui-même se chargerait d’imprimer les feuillets intérieurs.

Ce n’est qu’en 1962 que sortira du grenier de l’école du Pallet le premier numéro de Traces.

Avant, il y a eu la rencontre à La Regrippière de Christiane, son épouse, le service militaire à Paris,
la naissance d’une fille, et l’installation dans la maison d’école du Pallet. Petite bourgade à 20 km au sud de Nantes, sur les Marches de Bretagne, Le Pallet a vu naître le philosophe Abélard, a couvert ses amours avec Héloïse, et là est né leur fils. Le gamin du Limousin avait trouvé le lieu où abriter sa famille et sa revue.

« Une presse grosse comme un lapin »

Le jeune instituteur fait l’expérience d’un journal scolaire sur une presse à épreuves, mais il réalise que pour fabriquer Traces, l’entreprise lui prendrait un temps considérable.

Son père, à qui il s’est ouvert de son projet, l’en a dissuadé. Antoine lui remet pourtant

40 000 anciens francs :

- « Tu m’abonnes toute ma vie », lui-dit-il.

La somme permet l’achat d’une presse à manivelle « grosse comme un lapin » : les 10 premiers numéros de Traces sont tirés sur cette petite machine dans le grenier de la maison d’école. Grenier non chauffé, les murs tapissés avec du papier journal pour l’isolation, encombré de cartons, de documents divers… Une fenêtre donne sur les murailles écroulées du château du Pallet, surmontées d’un calvaire. Il sera l’atelier de Michel jusqu’en 1972 où il sera transféré dans la « Fourbithèque » de Sanguèze.

Sur le conseil de son directeur Henri Ménard, il rencontre l’imprimeur Souchu, à Clisson, et son fils Jacques. C’est le début d’une longue collaboration imprimeur-éditeur, d’une longue amitié aussi. Il leur commande 3000 couvertures de Traces ; à l’époque il prévoit des numéros à 250 exemplaires.

Fin 1962, Michel imprime ses feuilles intérieures, les agrafe, travaillant dans un froid glacial, la nuit, pendant que le reste de la maisonnée dort. Le premier numéro trimestriel de « Traces, cahiers de lettres et d’art », sort cet hiver 62.

Les 6 lettres du logo dessiné par Paul Daucé, comme écrites sur le sable mouillé que la marée efface, comme dessinées au doigt noir de suie, comme gravées sur un mur érodé par le vent, évoquent ce qui est, ce qui s’efface et ce qui reste : ce qui fut.

Le logo de Traces, comme une crinière de caractères jetés au vent…

« Je choisis ce titre, d’une part, parce que nous laissions nos tracés et nos traces : fusain, crayon, plume, pinceau, voire doigts sur la glaise, à longueur de journées. D’autre part, parce que la Préhistoire (comme l’histoire des arts) fut une de mes passions »

(Le Lavauratoire, 2004)


Traces n°1

Les copains d’abord

Si Michel est le fabriquant, « le facteur » de Traces, il s’entoure d’une équipe animatrice qui l’aide à choisir des textes : Jean Laroche, Norbert Lelubre, Claude Serreau, plus tard Alain Lebeau.

Des réunions de lecture se tiennent au Pallet ou à Nantes, dans un café. Chacun présente des textes non signés afin d’y réfléchir plus librement. L’idée d’un prix de poésie « Traces » a émergé, mais l’équipe « rate » le poème que Pol Keineg a envoyé (Traces publiera « Le poème du pays qui a faim » l’année suivante) :




Lebeau, Lavaur, Souchu

- « Si je ne suis pas capable de repérer Keineg, ce n’est pas la peine de faire un prix… »

Mais Marcelle Delpastre, Jean Speranza, Alain Barré…n’échappent pas à l’œil exercé de ces amoureux de la poésie.

Ecrire, éditer, créer un cercle de passionnés…
mais aussi diffuser, faire connaître : l’équipe organise des expositions à Nantes, des signatures et des soirées littéraires et musicales. Il existait une Académie littéraire à Nantes : beaucoup de jeunes auteurs, la trouvant trop classique, en refusaient le patronage…

L’équipe de Traces fait souffler un vent nouveau, fédère des expressions artistiques différentes, va au devant des talents, jette un pont entre les lettres et les arts.

Journées poétiques de Traces
La Garenne Lemot, Clisson, 1963

« Feu vert »

C’est dans ce contexte que naissent les soirées « Feu vert » : une fois par mois à Nantes, à 20h30, dans des endroits qui changent selon les disponibilités…se réunissent des passionnés de poésie, de musique, d’expressions culturelles variées.

La première partie est assurée par un poète ou un artiste proposé par l’équipe de Traces, la seconde partie est libre : on vient y lire ses textes, chanter, jouer du théâtre et de la musique – des projections de films ou d’images étoffent la mise en scène.

Des séances « Feu vert » à Nantes, mais aussi délocalisées : avec Le Puits de l’ermite à Paris - rencontre de Jean Chatard, Robert Momeux, Michel Héroult… Mais aussi à la Roche-sur-Yon sur l’invitation de Louis Dubost…

Tant de soirées riches de contenus et de personnalités : sur Robert Tatin, préparée par Alain Barré, sur la poésie à l’école…et bien d’autres.

« Feu vert » a duré une vingtaine d’années. Toujours, chez Michel, cette personnalité conviviale, ce souci de rencontres, de sympathies, de communication, pour que la poésie voyage des uns aux autres.

Au bout d’un moment, le bruit des consommations couvrant décidément trop les manifestations artistiques, on se déplaça à l’auditorium du château des Ducs de Nantes, avec une subvention allouée par la ville de Nantes.

Aux alentours de 1964 commencent les Journées poétiques de Clisson, avec Jacques Souchu, dans la chapelle des Pénitents, un lieu magique où des montages audio-visuels, des pièces, avec les jeunes du centre culturel, se succèdent : « La farce de Maître Pathelin », « Le dict de mai »… Un soir, Norbert Lelubre vient avec 40 accordéonistes…

Mais le succès de ces rencontres oblige à les suspendre : la chapelle ne répond pas aux normes de sécurité en vigueur.

Le talent de Michel fut aussi de donner aux auteurs les moyens de toucher le public : éditer, exposer, animer, rencontrer…Curieux extrêmes, d’un côté le solitaire au dernier étage de sa maison qui « alchimise » des mots, de l’autre le communicant qui organise des échanges de mots…Curieux extrêmes ou vrai équilibre entre l’œuvre, l’artiste et le monde.


La fourbithèque à Sanguèze


Les mots du « facteur » de Traces

En décembre 2010, Michel-François Lavaur donnait quelques précisions sur son travail d’impression :

« J’ai utilisé plusieurs techniques de reproduction. Par exemple, le « nardigraphe », avec une plaque d’opale de verre. On dessine avec une encre spéciale, on presse et le dessin apparaît. C’est une technique que j’ai apprise d’Hugues Pissarro que j’ai rencontré au service militaire.

J’ai toujours eu des illustrateurs dans Traces, en plus des dessins que je faisais moi-même : Paul Daucé, auteur de la couverture, Renée Leclerc, Claudine Goult…

A partir du n°11, j’ai commencé à utiliser la ronéo Gestetner, un duplicateur à stencils et encre. J’ai eu plusieurs machines successives.

Mais pour la presse que j’avais avant et qui pouvait imprimer deux pages en même temps, j’ai vendu mon scooter ! C’est auprès de l’école laïque de Cannes, fondée par Célestin Freinet, que j’ai pu obtenir les plans, et j’ai trouvé un tourneur qui me l’a fabriquée…

Assez vite, j’ai commencé à éditer des recueils que j’ai tous confectionnés moi-même, avec des chutes de couvertures données par Jacques Souchu. J’ai utilisé le massicot, pour explorer différents formats, j’ai exploité les chutes d’imprimerie, j’ai peaufiné les « tirés à part »…


Quand Gestetner n’a plus assuré les réparations de la dernière machine, j’ai demandé aux auteurs de m’envoyer leurs textes tapés ou manuscrits, de manière à pouvoir les photocopier, et j’ai travaillé sur le montage et la mise en page… J’avais une machine à traitement de textes pour les reprises nécessaires.

Et quand Jacques Souchu a pris sa retraite, j’ai continué à travailler uniquement à la reprographie. L’ordinateur n’est jamais entré dans ma « fourbithèque » : Traces aura toujours été une revue artisanale. »


 

« Traces », revue trimestrielle, a été déclarée au dépôt légal depuis 1962, ainsi que 178 recueils à part.

Le n°173-174 est paru en 2010 , tiré à 150 exemplaires pour une centaine d’abonnés environ.

Certains numéros ont été tirés jusqu’à 1000 exemplaires, certains suppléments jusqu’à 7000.


Pascale Lavaur


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